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Ironie et humour chez Jean-Jacques Rousseau

2 février 2025 à 11:00:00

Frédéric-Albert Lévy & Cyril de Pins

FAL

Puisque nous prétendons parler ici de l’humour et de l’ironie de Rousseau, et qu’on ne peut prononcer le nom de Rousseau sans prononcer aussi, fatalement, celui de Voltaire, je voudrais profiter de l’occasion pour dénoncer d’emblée l’inanité d’une distinction que j’ai pu définir, analyser et développer moi-même des heures durant pendant mes cours — puisque je savais qu’elle était attendue par les jurys des concours auxquels je préparais mes élèves… —, cette distinction même entre ironie et humour. Formellement, c’est vrai, elle est assez claire : l’humour serait plus généreux que l’ironie, dans la mesure où il impliquerait le sujet lui-même. Ironique, donc, une formule telle que « C’est malin ! », quand on pense que ce qu’on vient d’entendre dans la bouche de l’autre est parfaitement idiot. Humoristique, une réflexion du type « Ça tombe bien ! J’avais envie de déménager… » quand un cyclône vient de faire s’écrouler votre maison. Mais en disant cela, on fait injure à l’ironie. Car, à la vérité, il est tellement clair que, quand on dit « C’est malin ! », on veut dire exactement le contraire, qu’il n’est pas même sûr que ce soit de l’ironie. Certains, d’ailleurs, préfèrent parler là d’antiphrase. L’ironie commence quand il y a une ambiguïté. Quand une phrase peut signifier à la fois elle-même et son contraire. Quand, face à une attitude qui me paraît méprisable ou ridicule, je dis : « Je vous admire, car, moi, je ne serais jamais capable de faire une chose pareille », eh bien, effectivement, je veux dire, je veux dire aussi — ou d’abord — que je ne serais jamais capable de faire une chose pareille.


            Pour préciser les choses, je conseillerai deux références. La première est le petit, mais dense, essai de Pierre Hadot sur Socrate, dans lequel Hadot explique que, certes, Socrate a bien l’idée dans chacun des dialogues qu’il va triompher de son adversaire, mais que, néanmoins, dans toute la première partie de la dispute, il accepte, sciemment, de prendre le risque d’être converti par son adversaire. Il n’est même pas sûr, d’ailleurs, qu’il serait déçu de perdre, puisqu’il n’a pas tant la volonté de gagner lui-même que de faire triompher la vérité. Ou d’aider l’autre à se mieux connaître, ce qui revient au même. L’autre référence est un texte de Proust, tiré sauf erreur de ses Journées de lecture, dans lequel il s’interroge sur l’ironie de Flaubert. Proust explique — et personne n’avait vu cela avant lui, et beaucoup ont encore du mal à voir cela, car beaucoup n’ont pas sa générosité — que, quand Flaubert décrit tel élément du décor ou du paysage à travers les yeux d’Emma, il le fait indubitablement de manière ridicule, mais il est presque aussi indubitable que, s’il devait, lui, décrire le décor ou le paysage en question, il ne ferait guère mieux qu’Emma. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre « Madame Bovary, c’est moi ». Je suis donc toujours un peu embarrassé quand j’entends parler de l’ironie de Flaubert, parce qu’une telle formule met sur le même plan l’ironie de Flaubert et celle de Voltaire : celle-ci est méchante et celle-là, généreuse. Personnellement, je ne me pâme pas devant la fameuse formule de Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous ayez le droit d’exprimer vos idées », d’abord parce que, ce que beaucoup de gens ignorent, elle est d’une certaine manière aussi apocryphe que « Élémentaire, mon cher Watson » (c’est une formule rapportée par un Anglais), ensuite parce qu’elle me paraît très hypocrite. Car, dites-moi, si je pense, en mon âme et conscience, que mon adversaire va dire une bêtise, quel est l’intérêt de le laisser parler ? Il ne s’agit pas de l’étouffer, mais tout simplement d’éviter de perdre du temps. Il n’est pas un enseignant qui n’ait regretté un jour d’avoir laissé la parole à un élève s’embarquant dans un raisonnement long et fumeux : une fois qu’on lui a accordé cette grâce, il faut la lui accorder jusqu’au bout, sinon, c’est toute la démocratie qu’on met en péril. Mais il eût mieux valu, dans l’intérêt général, éviter ce cahot sur la route. Il me semble en fait qu’avec cette formule, Voltaire se décerne d’emblée à lui-même un brevet d’humanité, ce qui est contraire à la recherche même de la vérité, qui implique un minimum de modestie.


            Je sais bien que Rousseau est paranoïaque, et que ce trait de caractère peut le prédisposer à ne voir que lui-même, à être plus voltairien que Voltaire. Mais cette paranoïa a aussi paradoxalement pour effet de lui faire envisager systématiquement le point de vue de l’adversaire, et donc de le faire sortir de lui-même. Sans compter que, comme le disait un badge américain que le dessinateur et écrivain Roland Topor se plaisait à citer quand les badges étaient à la mode (à la fin des seventies), même les paranoïaques ont de vrais ennemis. Bref, à propos de Rousseau, j’emploierai les deux mots humour et ironie en considérant qu’il sont parfaitement synonymes.

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