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Le Rasoir

2 février 2025 à 11:00:00

Esjarl Faidit

Pour Muray, in memoriam

« Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem »

On commença par mettre bas toutes les statues. Toutes les gloires passées, militaires, politiques, littéraires et artistiques furent arrachées à leur socle et la roche où on avait sculpté leur souvenir fut réduite en sable fin qui fut, paraît-il, utilisé pour le terrassement de la nouvelle place centrale. On changea ensuite le nom de toutes les rues. Même les rues aux noms innocents renvoyant à des objets ou à des végétaux changèrent. On décida aussi de repeindre toutes les façades. Désormais, toutes les rues du pays auraient la couleur du régime. Les bibliothèques qui avaient été laissées à l’écart du mouvement de remodelage de la nation furent le terrain suivant d’opération. On ne s’embarrassa vraiment pas. Tous les livres d’histoire furent supprimés. Peu de temps après d’autres livres d’histoire furent introduits, sans mention, évidemment, des précédents et de leur contenu. On révisa tous les livres de géographie, toutes les cartes du monde étant devenues obsolètes. Les cartes précédentes furent recyclées. Personne ne sait ce qu’elles devinrent. Tous les livres de science furent mis à l’index, filtrés et, la plupart, ne furent jamais réintroduits. On conserva l’arithmétique et la chimie sur les rayons, après avoir fait disparaître le nom des auteurs. Il va de soi que toute la littérature fut supprimée. Elle ne fut jamais remplacée. On considéra, à juste titre, que son office était désormais rempli par les livres d’histoire. Les archives musicales (partitions et enregistrements) furent brûlées. Quelques airs furent conservés cependant, le temps d’être transposés dans d’autres clefs et harmonisés d’une manière telle qu’une oreille normale ne les reconnaissait plus. Comme on supprima également l’enseignement musical, plus personne bientôt ne fit le rapprochement entre les airs joués et d’hypothétiques airs anciens.


            L’enseignement fut en partie supprimé. « On n’enseigne pas le futur », lisait-on partout. On mit donc à la retraite tous les professeurs. Ou plutôt, on les mit au secret. Ils furent conduits dans de confortables maisons à la montagne où des employés sourds et muets veillèrent sur leurs dernières années. Lorsqu’ils furent tous morts, les employés furent veillés, dans les mêmes maisons, par des jeunes gens ne parlant pas leur langage. A leur mort, on condamnait la chambre. Lorsqu’ils eurent tous disparus, leurs maisons furent détruites à leur tour.


            Les dictionnaires connurent ensuite une complète révision. Certains mots furent supprimés, les autres amendés. A chaque édition, les dictionnaires augmentaient de manière impressionnante. Le langage, à n’en pas douter, s’élargissait. Certains récalcitrants prétendirent que les dictionnaires avaient moins de mots mais plus de définitions. On ne les laissa pas, soyons loués, médire longtemps. Les dictionnaires, pour la première fois, furent tournés vers l’avenir. On les libéra de mots inutiles dont les lieux d’usage avaient de toute manière disparu. La langue se voua à l’espoir et renonça au regret.


            Tous ces changements, quoique tout à fait naturels, exigèrent environ une génération pour être accomplis tout à fait. On considéra que tout était arrivé à son terme lorsqu’il devint nécessaire de changer aussi les noms des gens qui n’avaient, pour la plupart, plus aucun sens. Chacun fut invité à s’en choisir un nouveau. Le miracle s’opéra alors. La plupart des gens se décidèrent pour les mêmes noms. Il devint évident que les vertus du régime étaient sans limite puisque les gens s’accordaient jusque sur le nom qu’ils voulaient porter. Bien que l’arithmétique n’ait pas été supprimée, on autorisa les gens à choisir aussi leur âge. Enfants et adultes tombèrent souvent d’accord à un ou deux ans près. Il fut admis que nul ne pouvait être contraint de changer d’âge s’il n’en éprouvait pas le désir.


            Rapidement, un désir de changement plus radical s’empara de toute la population. On décida que les villes n’étaient pas fidèles à l’esprit du régime et on se résolut à raser un grand nombre de bâtiments. On détruisit d’abord les bâtiments religieux murés depuis longtemps et qui occupaient une surface importante. Des crèches furent construites à la place, conformes dans leur architecture à l’esprit du régime. Ceux qui le voulaient redessinèrent le plan des villes. Tous furent d’accord pour conformer sans attendre la réalité aux plans.


            On se rendit compte alors d’un oubli important.


            On avait oublié de changer aussi le nom des éléments du paysage. On s’apprêta à renommer les rivières, les montagnes, les forêts, les vallées. Puis, on s’avisa qu’au fond, le plus simple serait sans doute de tout redessiner et de ne nommer que les nouvelles formes. Ce qui fut avisé fut fait. On déplaça les animaux et on changea leur alimentation et leurs habitudes de reproduction. Ne tardèrent pas à apparaître de nouvelles espèces qu’on nomma avec un enthousiasme sans borne. L’exemple des espèces nouvelles montra qu’au fond, on était encore trop dirigiste. En plus de son nom et de son âge, chacun put choisir son sexe. Très vite, la notion de sexe disparut. Le mot n’est plus guère compris, aujourd’hui.


            Le système des journaux fut supprimé, évidemment. Les murs furent institués en organes d’information. Chacun y notait les nouvelles que tous pouvaient lire et que tous, quotidiennement lisaient. La date de rédaction importait peu car les nouvelles s’écrivaient toujours au futur. Les murs devinrent de vibrants appels à l’avenir. Et l’avenir toujours venait. Libéré des mots et des lois, le crime disparut. Des gens parfois mourraient, mais nul ne s’inquiétait des causes de leur mort. D’ailleurs, on ne mourrait plus, on disparaissait et d’autres incinéraient. Le sang disparut. Sa couleur ne se distinguait plus de la couleur des bâtiments. Les couleurs se multiplièrent. Chacun avait les siennes et toutes étaient identiques.


            On souriait sans cesse. On chantait souvent.


            Plus personne, jamais, n’osa dire « je » ni ne parla au passé. Le paradis fut atteint, et – par quelle malédiction ! J’ai oublié ! – j’en fus exclus. On ne me dit pas pourquoi. Sans rien me dire, on me mit un matin dans un train qui roula longtemps. Tandis qu’il roulait au flanc d’une montagne nouvellement façonnée, j’aperçus un immense fleuve, et, de l’autre côté, un pays inconnu. Au moment où je me retournais pour en demander le nom, on me jeta hors du train. J’ai nagé. J’ai crié.


            Je n’ai jamais retrouvé le chemin de mon pays. J’ai même oublié son nom. Quant au mien : je crois que c’est « je ».


(traduction du vascon par C. de Pins)


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